Dissection d’une chute de neige 

 de Sara Stridsberg, mise en scène Christophe Rauck

Blanc comme un souvenir d’antan, une bataille de polochons, une tendresse d’enfance ; en un mot : le féminin. Noir, comme la raison, la nécessité, le présent ; en un mot : le masculin. Il fait froid, très froid à la cour de Suède et sur scène. Si Christophe Rauck s’applique à matérialiser cette dichotomie par un jeu de contrastes visuels qui agresse le spectateur pendant toute la durée de la pièce, c’est pour laisser sourdre les zones d’ombre, les franges, repoussées par la Loi là où le devenir d’une femme se fait littérature. Le texte de Sara Stridsberg, auteure parmi les plus reconnues en Scandinavie aujourd’hui, a ceci de redoutable qu’il parvient à secouer les fondements d’un monde voué au maintien par la seule force d’une plume qui prône la contradiction, sublime la marge, en appelle à la désobéissance. 
Tout à l’air gelé pour Christine de Suède : fille, elle semble condamnée à voltiger dans une boîte transparente recouverte de neige posée au centre du plateau, là où elle peut faire serment d’un amour au féminin. Dehors, dans les brumes gothiques où rôdent le spectre d’un Père-Roi mort trop tôt et celui d’une mère trop vite oubliée à elle-même, le protocole la rappelle à ses responsabilités de Souverain, au mariage forcé, au rituel du culte protestant. 
Christine choisit ainsi d’être la Fille-Roi, celle qui franchit en permanence les barrières et habite la frontière par son refus de la dualité des sexes. Marie-Sophie Ferdane, éblouissante dans ce rôle principal, donne corps à une lutte pour l’émancipation de la féminité, qui passe par la conquête du savoir, la critique du corps social – forcément masculin –, le refus du choix des autres. « I would prefer not to » est la célèbre réplique adressée par le taciturne Bartleby à son patron dans la nouvelle homonyme d’Herman Melville parue en 1853. Avec plus de force résonne ce refus des temps modernes dans l’air glacial du Nord, pour celle qui trouver

a la liberté loin du trône, loin d’une chute de neige. 

Dissection d’une chute de neige de Sara Stridsberg, mise en scène de Christophe Rauck au théâtre des Amandiers, 25 novembre – 18 décembre 2021.

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De tes vacances

Il s’assit à sa place, comme de coutume ; ne cherchant pas à savoir. Ce qui se disait autour de lui lorsqu’il se faufilait ostensiblement entre les tables, entre les chaises, fuyant la misère humaine. Jamais il ne se résignerait à accoster ces silhouettes défigurées par le labeur, ces carcasses privées de sensibilité, si forte était leur aspiration à l’absolu, au salut intemporel ! Pour sûr, il ressentait tout cela, même de loin : se frayer un chemin parmi tant de pensées hardies, tant de désirs refoulés, tant d’ardeurs dégoulinantes lui parut un exercice nécessaire, une épreuve à passer.

Le silence appelle au regard. Le silence, lui, réveille tous les visages, leur attribue une lueur qui n’est pas d’ici, n’est jamais d’ici ; le silence garde la trace d’un destin commun, qui dépasse les différences de classe, d’origine et de sexe, pour redescendre parmi nous et embrasser la page écrite.

D’un air presque désobligeant, il se convainquit qu’il lui fallait en dévisager quelques-uns, pour donner du sens à sa présence que bien des personnes eussent jugée décalée et déplaisante.

En face de lui, une femme aux cheveux lisses et ternes ne détournait pas les yeux d’un jouet qui dut appartenir à une enfant en bas âge. Elle le touchait, le tripotait, ne s’en lassait que pour le remettre à une place qu’elle estimait être la sienne, avant de recommencer. Silencieuse, elle relevait deux mèches de ses tempes ; pour se donner une contenance. Il fut étonné de se surprendre en train de fixer les pavillons de ses oreilles, très rondes, trop rondes, presque de la même taille que la coque d’une palourde. Il tint la comparaison pour éhontée et trop sensuelle. Il se demanda s’il savait écrire, s’il avait quelque talent ou si c’en était fini des espoirs cachés de la douce jeunesse. Il la garda et, ce néanmoins, il continua son affaire sans attribuer un ordre de priorité à ses questions.

Un jeune garçon en bras de chemise se donnait beaucoup de peine. Il était en sueur ; on pouvait deviner les veines de ses avant-bras qu’il agitait sur la table en bois laqué. Il essaya d’imaginer l’origine de l’angoisse qui forçait les traits de son visage ; pour l’enlaidir et le vieillir. Il se plaisait à se laisser aller à cette rêverie peu audacieuse. Peut-être l’inquiétude que le jeune homme trahissait était-elle à partager : ce tourment que nourrissent l’inexpérience et l’élan vital, qui fait frémir et révèle l’inconsistance du désir, la peur de la solitude. Il fit le choix de l’appeler « frère ». Lui qui n’avait jamais eu ce privilège de partager les après-repas du soir avec un familier qui aurait été un allié contre la sottise de ses parents, s’émerveilla d’éprouver les plaisirs de l’entente domestique. Ce fut un délice que d’imaginer de pouvoir choisir quelqu’un d’emblée et au gré de ses envies.

Celle qui était au fond de la table, la tête tournée en direction de fenêtre (vers la lumière !) retint davantage son attention. Elle émoustillait sa curiosité : de peur de se faire remarquer pour l’insistance de son regard, il tentait de dissimuler son impatience, tantôt en tapotant de ses doigts gauches sur la table, tantôt en rangeant ses brouillons dans une chemise quelque peu abîmée. Elle regardait dehors, mais ne songeait guère aux faîtes altiers des arbres que des tirants en acier empêchaient de s’affaisser ; pour continuer de s’agiter et de se tendre. Elle était absorbée par une pensée que l’on pouvait deviner assez aisément, à condition d’avoir été enveloppé par l’injuste disgrâce d’être malade, de ne pas éprouver le moindre désir pour autrui, d’aimer les hommes seulement lorsqu’ils descendent dans les rues et dans les places. Elle se savait libre. Elle se rêvait plus forte. Finalement, il en eut assez.

Gli Egoisti

Publié à titre posthume en 1923, Les Égoïstes est le dernier roman de l’auteur siennois Federigo Tozzi (1883-1920) et le résultat d’un long travail d’écriture et de révision. Dans cette œuvre originale et unique, Tozzi décrit les conflits intérieurs du jeune musicien Dario Gavinai, qui a quitté sa province toscane pour satisfaire ses ambitions artistiques dans la capitale italienne et rencontrer l’amour. Mais ses rêves sont bientôt aspirés par le tourbillon des mondanités romaines qui finissent par repousser Dario loin d’Albertina, qu’il aime pourtant, et finalement loin des frivolités des milieux intellectuels. Seul ou en compagnie de quelques amis, il assume sa marginalité existentielle qui l’entraîne à se promener dans les rues de la Rome du début du XXe siècle et à traverser ses faubourgs populaires pour atteindre la campagne et ses plaines verdoyantes ou ocrées. Un univers d’hallucinations et de visions oniriques s’impose à lui : Dario laisse ainsi émerger ses émotions les plus profondes qui le préparent à un dénouement inespéré.


Avec Les Égoïstes, Tozzi écrit le dernier chapitre – et le plus accompli – de son émouvante autobiographie romanesque.

Federigo Tozzi, Les égoïstes, Presses Universitaire de Paris Nanterre, collection “Fictions”, 2020 (isbn: 978-2-84016-363-3)

Tout y sera, à part toi

Il a décidé qu’il suivrait toujours le même chemin ; pour ne pas changer cette habitude, chère à présent, de côtoyer les ultimes, les parias de la place de Stalingrad.

Il choie ce ciel gris et laiteux qui paraît suspendre le temps, puis accorder un instant de grâce à sa propre maladie, et un sursis, une fois de plus, aux effarements auxquels il cède avec aise ; lorsqu’il croise les yeux d’un passant.

La surface de l’eau est très lisse, des algues surgissent au milieu de cette immense flaque putride ; pour nourrir des poissons monstrueux et trop gros. Ces mêmes qui, inhabiles à brouter, attendent que les tumeurs dont leurs nageoires sont parsemées attirent les regards fureteurs d’un chaland. Il y a toujours un foutu père de famille, sapé comme un ado, les baskets sales et abîmées juste là où il faut, prêt à dévisager d’un air badaud ces monstres marins et à les offrir à la vue excitée d’un couple d’enfants, tandis que sa femme se prête trop au jeu et esquisse un mouvement de répulsion baroque et immodeste. Lui s’éloigne vite ; craignant la crispation des corps et l’appel de la haine. Ce n’est pas le moment de se faire assaillir par le dégoût de la famille, de toutes les familles, de leur indécence immonde et outrancière. Surgit en lui le même mépris pour la mise en scène d’un accomplissement, d’une case cochée dans l’échelle du bonheur social.

Il marche et son estomac semble s’ouvrir large au milieu de son ventre, éhontément bercé par ces picotements qui évoque en lui la maladie, le labeur acharné de milliers de molécules qui rongent. Qui cassent. Qui l’achèvent. Puis, l’image de la banlieue de Sarajevo surgit soudaine : il voit à présent sa main droite, ses doigts en train de lâcher ses sandales adorées et abîmées, ses sandales tomber au milieu de l’eau claire de la Miljacka, la surface de l’eau s’apaiser, les sandales disparaître dans ce bleu turquin d’un été qui n’oublierait jamais. Les premières nausées apparurent au moment où il allait quitter Sarajevo pour atteindre la république serbe, pour poser ses genoux à Srebrenica…

Ils sont assis par terre ou sur les bancs en pierre, étalés en groupe sur les marches en pente qui entourent la place ; suintant davantage de la solitude et de la laideur. Les camionnettes de la police, installées au milieu du vide pour exagérer le sens de leur présence, ne sont qu’un pâle reflet d’une équivoque sociale à laquelle nul ici ne prête guère d’importance. Les flics, plus loin, jouent excités avec la télécommande d’un drone ; qui surplombe le bassin de son vrombissement indécent et morbide. Celui qui se trouve le plus près de lui se gratte l’oreille droite en remuant la bouche ; comme s’il était en possession d’un petit secret qu’il ne souhaite confier à personne. À sa gauche, une femme parle fort, hurle sa peine dans une canette de bière vide ; avec un trou béant au milieu dont elle s’était servie pour trancher les lacets de ses chaussures. Elle déambule maintenant et semble être surprise par la flaque d’eau qui dépasse par-delà les bords de la bassine centrale ; elle l’atteint en boitant et y plonge son pied crasseux en souriant béatement de sa bouche édentée.

Plus loin, deux Noirs se disputent un sachet en carton qui cache une bouteille : leurs mains sont très larges, les paumes écorchées ; les avant-bras s’agitent, glabres et durcis par de nombreuses croûtes. Un troisième homme les rejoint à pas grands et incertains, traînant un vieux caddie rouillé et privé de roues, qui brinquebale et finit par s’aplatir au sol ; comme un sac à ordures qui serait trop lourd pour être jeté. Ils se partagent de la nourriture, sans doute les restes d’un sandwich qu’on leur a offert, et chacun avale de gros bouts de pain ; pour en ressentir rapidement la lourdeur au creux de l’estomac épaissi, et éprouver ainsi quelque plaisir. D’un air satisfait, ils se passent une bouteille de vin rouge dont ils boivent à la régalade ; pour qu’on les entende vivre sans respirer.

Il traverse la place et prend le premier escalier sur la gauche ; celui qui conduit à la terrasse d’un bar, jadis très tendance, et maintenant laissée à l’abandon. Sur le sol des traînées de feuilles mortes dessinent des arabesques insolites qu’il évite soigneusement d’interrompre ; pour que les rats y viennent chercher des miettes. Il se faufile entre les piles de chaises et atteint la balustrade souillée de fientes et entachée de rouille. Il pose ses mains là où la couche de peinture verte paraît tenir ; pour s’accrocher de tout son corps à ce vertige en passe de lui faire oublier les contaminations des autres. L’eau du bassin n’est pourtant ni cristalline ni bleu turquin comme l’eau qui coule dans la Miljacka ou dans la Neretva, qu’il avait longée pendant plus d’une semaine. Sur les bords du canal, les gens s’entassent pour courir, tandis que d’autres personnes éparpillées sur les allées de gravier s’étirent ou tentent d’autres exercices. Il détourne aussitôt son regard de cet amas nauséabond pour se libérer d’une mélancolie dont il veut éviter à tout prix d’être le porteur inconscient.

Il pousse au contraire son regard vers l’amont du bassin et de là jusqu’aux toits des HLM qui l’escortent. Ce fut l’image des toits s’entremêlant les uns aux autres qui eut raison de lui et qui le terrassa au sol, et non pas le souvenir récent d’une abdication mondaine.

L’égoïste

Il enfourcha son vélo tout-terrain et prit la route de la mer. Ce soleil inespéré, ce ciel bleu balayé par un vent qui dégage les brumes de la veille lui donna une envie soudaine de fuir les siens et leur angoisse. La préparation du repas. Son vieux s’était levé de bonne heure pour sortir les ustensiles, le charbon, et allumer le barbec’. La mère disposait la viandasse sur des plateaux, les petites branches de romarin, l’huile et le poivre. Une envie fureteuse de vérifier la disposition de la table occupait son esprit de femme au foyer. Dans le four la dernière couche des lasagnes – un ragoût à la sauce béchamel – grésillait lentement. On devinait, de loin, la croûte de fromage râpé en train de durcir… Le rituel allait commencer et il voulait éviter à tout prix les remarques des parents, – vaz’y, donne-nous un coup de main, tu montes prendre les chaises ? Tu pourrais au moins t’occuper de l’apéro, tu fous rien comme d’hab…. 

C’était la tramontane qui lui offrit ce petit miracle. Il pédala à toute allure, puis par à-coups, debout, les jambes raides, les mains appuyées sur le guidon à lui tordre le poignet, pour sentir ses fessiers et ses mollets se durcir dans un élan d’énergie somme toute assez frivole. C’était bon. Il se sentait jeune et fort, un entraînement régulier facilitait la tâche. Quelques cheveux blancs pointaient au niveau de la nuque, certes, mais ses jambes étaient encore fermes et musclées. Les souvenirs de la veille, l’échange violent qu’il avait eu avec son vieux à propos de son corps malade, toujours malade, invraisemblablement encore malade, avaient été balayés par cette chaleur mâle que semblait sourdre de la chaussée et atteindre son bas-ventre.

L’île d’Elbe était à portée de vue. Depuis la plage noyée dans la lumière il se mit à considérer le plan d’eau qui le séparait des pentes de l’île : l’absence de moutons, l’éternel ressac tout doux qui berçait la côte, un ensemble d’algues mortes, reliquat d’une bourrasque récente plus près de la pinède, le chenal qui mène à un minuscule port de plaisance et le promontoire abrupt plus loin, juste derrière une centrale à charbon désaffectée. 

Puis il aperçut un chien qui sortait de la pinède et approchait en diagonale le bord du chenal ; pour cacher un bout de bois noirci qu’il tenait dans sa gueule derrière les gros rochers qui longeaient le cours d’eau. Le clebs boitait ostensiblement et flairait l’air en sa direction. La présence de ce corps étrange semblait le déranger, si bien qu’il changea de direction, les pattes qui se crispaient sous cette variation de chemin ; il gambada vers le petit tas d’algues. 

Quelques instants après, il fut dérangé par la silhouette d’une dame aux cheveux courts, sel et poivre, qui longeait la rive. Une clope aux lèvres, elle relevait, puis ajustait, l’ourlet de ses jeans ; pour mouiller ses pieds jusqu’aux chevilles. Lorsqu’elle s’approcha du vélo qu’il avait garé auprès des marches menant à la plage, elle pointa ses yeux vers lui ; pour lui signifier une hostilité naturelle d’un regard ferme. Elle se rua sur le petit tas d’algues, arracha le bout de bois et le jeta loin dans la mer ; puis attrapa le chien par la peau du cou et le força à enjamber avec elle les marches qui marquaient l’entrée et la sortie de la plage.

Les cimes de l’île d’Elbe se dérobaient à présent de son regard ; elles blanchirent soudainement pour se fondre dans la même traînée laiteuse qui limitait maintenant l’horizon. L’île de Montecristo n’était plus. Le promontoire se fit plus sombre, happé par le cône d’ombre violet que dressa un nuage peu épais. Il fut traversé par l’image de la centrale à charbon, qui semblait fonctionner à plein régime maintenant, la fumée s’échappant des deux cheminées  ; pour alimenter le réseau de toute la vallée du Cornia jusqu’à la maison de ses parents. En redressant son vélo, il s’effara.

Les quelques souvenirs qu’il garda du repas de Noël : son plat vide, son verre de rouge, la table carrée qui hébergeait des plateaux lourds et crasseux, des coques de noix écrasées qui semblait rouler sur la nappe ; pour former un troupeau affolé, décimé. D’énormes tranches de panettone nappé au sucre glace avaient été disposées sur des serviettes rouges en papier ; comme les pétales d’une marguerite.

Des bribes de conservation. 

Le repas avait été sans doute copieux, la tante se plaignait du fait qu’elle n’en pouvait plus dès l’entrée. C’était dommage. Après tout, ce serait bien de s’arrêter à l’entrée, avec tout ce que ma mère sert et pose dans l’assiette.

Le cousin parlait d’une meuf du coin que ses potes avaient baisée à tour de rôle. Une vraie salope, une pute, s’esclaffa sa meuf, assise à ses côtés et s’adressant aux autres meufs de la table, toutes rangées du même côté. Pas de bol, elle était maintenant la meuf d’un arrière-cousin qui habitait le village à côté. ‘Tout’ façon, il aime pas la chatte lui ; le vieux grommela depuis sa place en face du poste de télé allumé depuis l’arrivée des convives. Le cousin lança une vidéo qu’il venait de recevoir sur une sorte de liste commune dans son smartphone : ça racontait les vacances d’un mec qui n’aimait pas trop les filles, qui passait ses après-midi à fouetter la crème au sabayon, ça fit rire tout le monde, cette histoire de pédé. Cette histoire d’un couillon qui clôt gaiement les fins de repas, toutes les fins des gros repas familiaux dans cette vallée du Cornia.

Coupure électrique

 

Je quitte la Lorraine, je traverse cette Europe du milieu mise en scène par ce prolongement de thérapie que m’imposent les textes de Giorgio Pressburger et Péter Esterházy (l’inversion est voulue). J’arrive enfin à Trieste. C’est dans cette ville que je ne serai plus malade. À Trieste je recouvre enfin la santé et j’abandonne derrière moi cette gangrène du corps et de l’esprit, ou plutôt de l’esprit et puis du corps ,qui m’accompagne depuis quelque temps.

B parlait d’amertume (et à ce titre il ne m’adresse plus la parole), certains docteurs parlaient de cancer, d’autres de dépression, moi je retiens qu’une impression de fin de vie heureusement ratée.

 

Trieste, ce port longtemps désiré dans mes années d’études juvéniles, lorsqu’Italo Svevo et Umberto Saba traçaient pour moi le chemin d’un esprit glissant et étouffé, me permet de m’abriter enfin dans un café de sa piazza. Je sors ma carte d’adhérent du PCF, je pense à la campagne législative d’Ian, à cette soirée où j’ai claqué la porte, place Colonel Fabien, les larmes aux yeux lorsque j’annonce mon énorme désarroi au sujet de la convocation aux jurys d’Assises 2018 : après tout, c’est un grand honneur et un devoir citoyen que de participer au jugement du peuple ! dixit le conclave des camarades, ma réaction étant une confirmation ultime de mon éthos anarchiste, bien caché sous un habitus communiste….

 

J’aime Alain Badiou, dans toutes ses formes et convictions.

Puis la rencontre avec Azra et Trieste devient le vestibule idéal pour mon périple dans les Balkans. Ce sont les foibe, l’Istrie et puis les plaines slovènes. La voiture roule et je longe la côte croate. Six feet under. Je respire et je prends des photos, sur mes lunettes se reflète déjà la banlieue de Sarajevo. Je pose ma valise, prends une douche, je regarde depuis mon balcon la place occupée par ma voiture en bas, les toits de la ville en perspective. Je ne peux trouver de mots pour expliquer ce que c’est que de se voir soudain devenir un habitant de Sarajevo. Peut-être l’aspect de ce verbe – devenir – parvient-il à rendre, aussi inconsistant qu’il soit, le respect que cette ville impose à toute personne qui emprunte ses rues. Je tremble devant la bibliothèque, je me répands sur les ponts, je touche les murs crevés par les balles. Je deviens un objet de la ville, je recouvre enfin cet anonymat si cher à celui qui n’appartient plus à la modernité bienséante occidentale.

Dès la rentrée, on manifestera, on bloquera la fac, on renouera les liens entre enseignants, chercheurs et étudiants nanterriens pour contrer la marche ! néolibérale et ultralibérale du pouvoir en place.

C’est la Bosnie tout entière qui s’ouvre devant mes yeux : les mosquées s’alternent aux basiliques orthodoxes, les popes laissent la place aux muslims, autant de déclinaisons d’une silhouette d’ermite que j’assume dès lors que je descends de ma voiture et je franchis le seuil d’un lieu de culte. La lumière y est éblouissante:  là où le recoupement du monde rencontre la transcendance, Les Oiseaux de Tarjei Vesaas rencontrent Le Christ recrucifié de Nikos Kazantzaki, les pages de l’un et de l’autre s’entremêlant et créant ainsi le texte total que je veux laisser derrière moi.

Je demanderai à mon médecin de me faire une attestation d’incapacité psychique temporaire pour échapper aux jurys d’Assises.

Je traverse la frontière, je rentre en Serbie et laisse derrière moi les verdoyantes hauteurs bosniaques…

 

Quel est votre métier ?  – Je lis des textes et je les commente. 

 

Alino

 

Private Show

 

Manhattan, 25 octobre 2016, Carnegie hall, 22h20

 

 

Un air glacial me saisit à la sortie du concert. Mon manteau ne suffit pas à me réchauffer, je ne porte pas de pull. On dirait que l’hiver est arrivé plus tôt que prévu et je ne m’y attendais pas. Du reste, j’ai fait ma valise trop rapidement avant de partir, et trop rapidement avais jeté un coup d’œil à la météo new-yorkaise quelques heures avant le décollage. Si ces quelques fausses attentions portées aux bagages et aux variations climatiques me ressemblent assurément, il est tout aussi vrai que cette incapacité à prévoir le strict nécessaire pour un séjour d’une dizaine de jours dans la ville qui jadis me révéla « la vérité du sentiment » recèle un sens peu commode pour celui qui acheta ces billets un tant soit peu hâtivement cet été, lorsqu’une deuxième opération brisa le rêve de vacances estivales tant convoitées (dans les expressions emphatiques et dans les envols dramatiques auxquels Alino se livre dans ce passage, il est fort probable que se cache un refus latent d’un impératif social, dont la portée précède et dépasse les schémas narratifs du mouvement). Je ne veux pas voyager et ne veux pas revoir cette ville qui pourtant avait beaucoup compté pour moi. Ce n’est d’ailleurs pas un concert de Mozart joué par l’orchestre autrichien qui va me donner l’occasion de réfléchir aux formes d’altérités d’une ville qui n’a plus de place pour ces autres porteurs de différence, paumés, pauvres, drogués, ces autres parias que la gentrification a poussés toujours plus loin, aux confins précaires d’une banlieue mobile. Pourtant ce fut le désir abscons et immonde de voir les têtes de ces bourgeois affamés d’histoires et de conventions qui s’apprêtaient à voter pour Clinton qui m’amena ici, en milieu de semaine, car dès mon atterrissage je me suis senti rapidement envahi par un sentiment de mensonge et d’imposture. Je m’emmerde ici. Il n’est plus de surplus de sens que je suis en mesure de capter ici, comme je le fis jadis, en 2010, en été, lorsque je sillonnais les blocs d’East Village et Lower East Side, les livres d’Henry Roth et de Vittorio Tondelli dans mes poches, mon appareil photo au cou, prêt à m’émerveiller, la nuit tombée, devant la décence égalitaire des tout derniers. Je m’éloigne rapidement de la 5th et de son décor des buildings imposants avec la certitude que je suis en train de quitter la seule identité fiable de cette ville : l’écrasante richesse du capitalisme statutaire, la charpente culottée et éprise d’elle-même de l’esprit occidental (….nec mergitur ..merde Alino, tu risques de te faire censurer), qui, tout ébranlable qu’elle soit, ne fait que rebondir et rondir davantage. L’autre identité de classe n’est pas au rendez-vous, pas même une lueur, fût-ce pâle et blême, de ce qui fut, il y a encore 5-10 ans, l’âme vivace et encombrante des réprouvés et des déveinards de Union square ou de Tompkin Square, des streets de Alphabet City ou des maisons délabrées de Orchard Street. Il n’en est plus rien : tout a été saccagé et faussé par une boboisation farouche, purgée de toute portée alternative, de tout propos politique ou social, et abrutie par cette pensée unique ultralibérale et néoconservatrice dont elle est le rejeton le plus illustre, car enfanté par le compromis tacite.

 

 

Florange 17 Novembre 2016, 19h50.

 

Je traîne avec ma voiture sur la nationale semi-déserte qu’une fine couche de neige promptement salie recouvre depuis peu. C’est ce que je constate en sortant de ma voiture, que je gare au carrefour avec Richemont ; je ressens le besoin de considérer encore un peu la situation (l’auteur est conscient de se servir d’une intertextualité forte – ou escomptée – mais il est incapable de trancher : s’inspire-t-il de la première phrase des Fleurs bleues ou de l’incipit du Baron perché ? Le dilemme ne le taraude pas longtemps, car au bout des comptes il s’agit du même auteur…), de continuer à guetter les silhouettes inquiétantes des hauts-fourneaux et des centaines de laminoirs plongés dans l’obscurité, et à peine éclairés par cet autre haut-fourneau, le rougeâtre Musée de l’Industrie humaine (Monsieur Le Président, je ne suis pas socialo et ne voterai pas pour vous, euh.. pardon… pour votre parti cette fin de printemps, mais bon… un musée ?!? ).Les visages cernés, griffés, triturés par le travail en usine, ces visages malaxés, gauchis, meurtris par les allocations chômage des parents de mes élèves continuent de me hanter : la mère qui déballe toutes ses difficultés pour trouver du boulot et avoue son incapacité à suivre son enfant pour vérifier que les devoirs sont faits, le père qui me montre ses mains lorsque je lui demande s’il a reçu mon mail qui lui rappelait de signer le carnet de correspondance de son fils qui ne travaille jamais (« regardez mes mains, Monsieur le Professeur, vous croyez que ces mains savent se servir d’un ordinateur ? Je ne sais même pas comment accéder à votre foutu logiciel Pronote, ces mains savaient creuser la terre, savent bricoler des meubles, installer des pneus, aujourd’hui elles font du zapping devant la télé), la famille calabraise tout entière, père, mère, grand-mère et élève qui vient à la rencontre les sacs remplis de petits pains salés de Calabre, des oranges et de la ‘nduja, le père heureux de me dire qu’aujourd’hui il n’est pas allé à l’usine, car il y avait le camion des produits calabrais qui débarquait à Florange avec plein de bonnes choses (« Professore, mangez, ma belle-mère vient de faire les arancini, allez, tenez, vous m’avez l’air de ne pas en manger vous, tout vient d’Italie !! Depuis la Calabre jusqu’en Lorraine !! ») et la belle-mère, le foulard sur ses épaules, me touche le bras et dans un patois calabro-lorrain à peine compréhensible s’exclame « Italiano vero ! Tocco la gente di casa mia » (l’auteur est très sensible : il mouche son nez, essuie ses larmes qui coulent au souvenir de cet épisode, mais vous ne pouvez pas le savoir). L’autre père, enfin, que je retiens de frapper une énième fois son enfant devant mes yeux, sous peine de faire appel à la police.

 

 

Paris, 29 Décembre, 2016,  Cadran Bleu, 15h30

 

 

Formidable. Les meilleurs fins que la littérature m’a offertes pendant des années de dévotion intense se multiplient devant mes yeux : l’Éducation sentimentale, Camere separate, L’airone, Angels in America, La classe de neige, The Beast in the Jungle et tant d’autres… Pourtant je n’avais jamais évalué la puissance esthétique d’une fin narquoise, consommée sur le devant d’un comptoir bien rouillé, aux teintes d’un faux-industriel, faux-sal, faux-dock, faux-Berlin, faux-tout qui invite au silence, qui ternit les visages et estompe les intentions les plus audacieuses au profit d’une bonhomie généralisée. Aux rayons moqueurs de grosses ampoules LED vieillies dans les usines taoïstes, nulle envie de refaire le monde, de causer politique ou litté : le silence convoité depuis que j’ai franchi la porte de cet endroit immonde est finalement imposé par la réalité obscène qui campe à son intérieur : je me rends à l’évidence d’une image qu’on m’attribue, car c’est grâce à elle que je peux me soustraire à la violence d’un « sociétal » craché à la figure (ça attriste l’auteur tout ça) : par-dessus le sentimental, il est nécessaire de planer sur les tonalités grises, aigries, sournoises qu’on m’attribue désormais de façon durable.

 

 

addicted

 

 

Alino

Glory

Il m’a fallu plus de 15 ans pour m’arracher à cette vie.

 

Un dimanche matin je corrige des copies dans un café à côté du lavomatic du coin. Je ne me souviens plus si c’était hier ou avant hier qu’on m’a offert à deux reprises de me joindre à la table à côté, car, – vous êtes tout seul et triste, jeune homme, venez avec nous -. Non, ici on ne s’installe pas dans un café (c’est des cafés ces trucs??? Mollo Alino …) pour lire ou griffonner deux mots sur un calepin, ou encore pour bosser sur l’ordi…. . J’espère que ce sketch de vaudeville ne se répète pas ce matin, alors qu’autour de moi ça parle que de bouffe, des restos et des trucs à manger qui sont trop bons.  Ici, la bouffe fait la pluie et le beau temps, on y échappe pas, tout tourne autour d’un plat : il y a toujours une “tuerie” à goûter dans telle boulangerie ou tel resto, qui a de bons produits avec “du goût” (car ce qui compte, c’est les bons produits), et si on est sympa et gentil, on peut même réussir à arracher la recette ou les conseils pour préparer ledit plat chez soi, car à la maison tout est meilleur (…. “plus bon”)  : tu choisis tes ingrédients, tu adaptes la cuisson… (Le discours indirect libre, ou DIL, est une technique dont les auteurs contemporains se servent souvent pour formuler une critique “ironique” – et non dérisoire – du monde dans lequel ils vivent ou imaginent de vivre…) ….

Je me lève avant que les gens bien sortent de la messe pour aller acheter les choux à la crème; je ris en devinant la cause qui me pousse à nouveau à embrasser des chiottes la nuit tombée, la langue souffrante.

 

Il est des matins où la traversée de la vallée de la Fensch ne se fait pas sans pleurs : J’écoute Lavilliers et imagine ces mains d’or de mes ancêtres qui ont sillonné ces ruelles sinistrées aux noms trop exotiques sous un ciel toujours gris, trop gris. Les ‘cités d’Italie’ laissent la place aux ‘villes d’Italie’, des casernes grises et vides, où je guette en vain de petits bruns un peu engourdis frétiller sans cesse, levant les yeux vers les coiffeurs ou les boulangers ou les pizzaioli sur la porte de leurs magasins avec une promesse figée dans le regard, celle de repasser à la sortie de l’usine pour une coupe ou une pizza à rapporter à la baraque…. Mondelange, Uckange, Hayange, pluis Florange. Ici ça sent bon désormais. Plus d’odeurs d’oeuf pourri, plus de relents de soufre lors de la “coulée” des hauts fourneaux. ça sent quasiment bon, car les U4 ont disparu, démantelés pour aller grossir les stocks d’un nouveau énième “musée de l’usine”;  plus de cokeries,  plus de laminoirs, tout a été délocalisé vers l’Est, vers cet autre Grand Est qui n’est plus la Lorraine, mais avec qui elle partage la même triste chance d’être placé par les vents atlantiques après… toujours après quelque chose, la ville, les bourges, encore les gens bien. Ici la terre est dévastée, les coeurs sont fendus à jamais et cessent de battre pour grossir les files des cancéreux dans les centres de soins intensifs, puis les cimetières gris comme celui de Richemont (Le Marabout), gris comme l’acier qu’ils n’ont plus le droit de fabriquer et de modeler, gris comme les nuages qui se reflètent sur les noms des tombeaux, les Esposito, les Valente, les Giovannoli, gris comme les 4 tours de la centrale nucléaires de Cattenom, là au fond, ultime sentinelle au nord d’une terre ravagée par le passé et anéantie par le présent, d’où se lèvent les miasmes blancs d’une activité toujours fidèle à la seule économie qui veut encore investir. Car en France on renonce à toute l’industrie, surtout si on peut faire à côté un parc d’attractions, mais on touche pas à ce foutu nucléaire… Il n’y a plus de boulangerie, ni de coiffeur, ni de pizzeria. Seuls demeurent et redoublent les Lidl ou les Auchan à l’extérieur de cités des mineurs, dans le vide, certes, mais toujours remplis de tout ce dont on a besoin ici, tout au même endroit, avec des restaurants ‘Del Arte’, des Kinepolis, et des salles de sport à n’en plus finir… Car on est au chômage à 40, et un jeune préretraité doit occuper son temps et s’inscrit à des cours de “muscu” alors que sa femme suit des leçons de Zumba pour profiter avec ses copines. Moi, si j’avais 50 ou 60 ans et j’habitais dans la tour en face du seul haut fourneau resté début, celui d’Hayange que la municipalité a transformé en un musée de “l’industrie humaine” et recouvert de lumières, si j’étais amené à me lever la nuit à cause de mes insomnies et je le voyais si beau et rutilant à cause des spots et de l’éclairage nocturne, je sauterais par la fenêtre….

 

Il est des choses dans la vie et des idées dans l’âme qui vous attirent fatalement vers les régions sataniques, comme si notre tête était de fer et qu’un aimant de malheur nous y entrainât. Oh! Une tête de mort! Ses yeux caves et fixes, la teinte jaune de sa surface, sa mâchoire ébréchée, serait-ce dons là la réalité, et le vrai serait-il le néant?

(Gustave Flaubert,Quidquid volueris. Etudes psychologiques)

 

J’ai essayé d’aller vers les autres au collège. Les collègues bouffent beaucoup, apportent de gros sacs réfrigérateurs avec toutes sortes de rôtis, de purées de légumes, de fromages, de lasagnes, la pause déj est une fête où les profs n’ont pas le droit de chômer; ils réchauffent à l’aide de deux microondes, ils cuisinent aux plaques chauffantes, ils dressent la table, ça parle mises à jour i-phone, applis, sortie en “grande surface au weekend”, sortie à Saarbrücken pour acheter de la bouffe moins chère, ou au Luxembourg pour le jus pour la voiture ou les clopes… ça parle toujours de cul; ça pue la viandasse, le frigo, j’aimerais rester dans ma salle, mais cela ne se fait pas, je ne le fais pas, et je descends dans cette salle avec une envie mortelle de vomir, alors que je m’efforce de sourire et de susciter leur attention pour qu’une question des plus bancales se lève de la table remplie de croûtes et de quignons de pains : “alors en Italie vous mangez quoi à midi ? Toujours la pizza ” ? Ne serait-ce pour pouvoir rebondir et ne m’exclure davantage. Je croyais que je pourrais militer ici. A Florange. Je croyais que j’aurais une mission, que j’arracherais de collégiens à leur futur de jeunes sympathisants du FN, ou de vendeuses de Tupperware, je pensais que je concrétiserais des années de militantisme verbal. Que dalle.

Non ok, c’est foutu. L’éducation nationale est foutue, les éducateurs n’ont plus rien à faire, à part proposer des dépliants Tupperware pour se retrouver l’après-midi et acheter des boîtes pour mettre plus de bouffe et bien la conserver. La dernière réforme de madame la Ministre en est la confirmation ultime. On hait l’école, ceux qui y travaillent et surtout ceux qui sont censés s’y former. Pas de militantisme, on peut plus rien changer. C’est déjà beaucoup si j’arrive à m’arracher à moi-même et à cette envie morne de tout arrêter et me flinguer. Je peux juste me protéger, un peu. Et vomir, bien me vider le soir. Alors il ne me reste que de provoquer l’entente avec les collègues. Je suis dispo comme le jour de la prérentrée à parler de cul, à discuter sur comment je doigte la chatte de ma meuf et je m’excuse si à ce moment-là je n’ai pas su répondre et rebondir. Non, il a tort le proviseur, ce n’est pas parce que je suis Agrégé et Parisien, et arrêtez de le répéter, ça sert à rien (Le DIL peut imploser si l’auteur le plie jusqu’à l’emmener à la première personne, les effets sont de plus redoutables, on parvient rarement aux belles pages de Mauvignier, on tombe plus facilement derrière la plume de Binet et du coup ton texte n’est sert plus à grand-chose). Ok, Je reformule donc (Il reprend sa phrase, donc)…  J’exaspère mon italianitude, ici, mon accent, dans cette terre d’Italiens expatriés pour chercher une occasion, un travail, pour fuir la misère et finir écrasés dans un accident de mines. Mais je suis décalé, foncièrement décalé et irrespectueux à l’égard de ce passé, une attitude blasphématoire puisque je débarque ici en fonctionnaire pour enseigner (non, attends) pour occuper le temps des mômes du coin avec une langue qu’il n’est plus honteux de prononcer, mais qu’il fait joli d’entendre. Alors tais-toi, t’as même pas cela comme excuse-échappatoire, tu n’hérites d’aucun passé. (Le passage à la 2ème personne est un indice de proximité non pathétique lancé par Michel ou Italo (pas fait exprès) au lecteur…) Alors que j’aimerais tout bêtement être encore le Bel Alino et non pas Monsieur l’agrégé…

 

La seule chose que j’aime encore c’est le réveil. Ces 10 secondes entre la fin du sommeil et le début de la veille où mon corps n’est pas malade. N’est pas malade et personne ne le sait.

 

 

Bestemmiando

 

 

 

Alino

 

 

âme immortelle (ou la prison d’un corps malade)

 

 

“Il mondo è un animal grande e perfetto,

statua di Dio, che Dio lauda e simiglia:

noi siam vermi imperfetti e vil famiglia,

ch’intra il suo ventre abbiamo vita e ricetto.

Se ignoriamo il suo amor e ‘l suo intelletto,

né il verme del mio ventre s’assottiglia

a saper me, ma a farmi mal s’appiglia:

dunque bisogna andar con gran rispetto.

Siamo poi alla terra, ch’è un grande animale

dentro al massimo, noi come pidocchi

al corpo nostro, e però ci fan male.

Superba gente, meco alzate gli occhi

e misurate quanto ogn’ente vale:

quinci imparate che parte a voi tocchi.”

(Tommaso Campanella, Del mondo e sue parti)

 

“Le monde est animal grand et parfait

statue de Dieu, qui loue Dieu et lui ressemble,

nous, nous sommes vers imparfaits, vile famille

qui dans son ventre avons vie et siège.

Si nous ignorons son amour et son intelligence,

mais le ver dans mon ventre non plus n’a souci

de me savoir, mais à me faire mal s’acharne:

il faut donc se conduire avec beaucoup d’égards.

Puis nous sommes sur la terre, grand animal

dans le plus grand, comme les poux

sur notre corps. Or, ils nous font du mal.

Gent orgueilleuse, avec moi levez les yeux

et mesurez ce que vaut chaque être:

et par là apprenez quelle part est la vôtre”

 

 

Tremblant

Alino

 

Citazione

When he was bad

 

Temo non basti una passeggiata di qualche minuto lungo una riva di cemento armato a ricordarmi che è tempo di vacanze (“c’est les vacances”). Tempo di pausa come occasione di riposo (“Repose-toi un peu quand même”), occasione di pausa per approfittare di qualche minuto in più al letto (“tu pourras dormir un peu plus le matin….”), qualche minuto o ora da consacrare ai pochi amici rimasti (“j’ai tellement envie de voir mes potes et tout”), e il resto a spenderlo per pensare a se stessi  (“occupe-toi un peu de toi-même”) a creare l’occasione per godersi il meritato riposo del guerriero tornato vincitore della battaglia (“je vais profiter de ces jours pour me reposer”). Ora, il guerriero in questione si affretta lungo il canale, e guerriero lo è molto poco – se non delle battaglie perse in partenza perché alienate in un convulso battere in ritirata – perché ha appena perso l’aereo che lo avrebbe portato trionfalmente là dove il meritato riposo avrebbe assunto la configurazione di un sontuoso banchetto natalizio (che poi tanto avrebbe celermente restituito qualche attimo dopo in un cesso vicino), beneficiando di qualche ora di sonno in più, della presenza confortevole di un’adorabile famiglia che a Natale attesta e conferma (o conferma e attesta) la sua presenza nell’eterno ritorno del rito egalitario del cibo per tutti, per poi ripartire, carico di affetto e di nuova energia contro il tempo avverso a venire. Insomma il guerriero in questione, guerriero lo è molto poco, non ha buttato nel cesso cibo triturato ma 150 euro di un biglietto andata-ritorno, arrivando, (si badi bene, per cause esterni alla propria volontà) tre minuti dopo la chiusura della porta d’imbarco. Allora questo guerriero, men che un fante armato da altri, forse è meglio lasciarlo camminare veloce su una riva di cemento, ai suoi pensieri bislacchi che prendono a stento forma scritta logica e consequenziale (lettori attenti, certamente noterete le molteplici dislocazioni a sinistra, o anaforiche riprese pronominali con cui sto cercando  – e con scarso risultato- di mettere in scena un pensiero o dialogo o flusso libero che vuol sapere di orale, e tenta di camuffare maldestramente la confessione di un atto mancato). Allora, senza cavallo e abbandonato nelle retrovie persino dalla retroguardia (il doppio retro su cui si tenta di catturare la vostra attenzione è pura elucubrazione narcisistico-vittimista, per buona pace di tutti), lasciamo Alino sul marciapiede di cemento di una riva (no, adesso è troppo lunga la deissi, merda…) sulla riva di cemento camminando rapido, rapido come chi muove spinto dalla consapevolezza che queste feste del cazzo lui non le voleva e non le vuole festeggiare, che gli addobbi alle vetrine e le luci colorate gli hanno sempre infuso una tristezza desolante, stesso colore sabbia sporca dei chili di poltiglia cotta e schiacciata di fegato scoppiato di oviparo scoppiato dal troppo cibo che l’oviparo in questione non può vomitare se non facendosi scoppiare il fegato (grasso, appunto). Sopravvivere al tentato suicidio nel periodo natalizio, che ormai comincia il 20 ottobre, è forse gesto eroico. Ma no no, non è un eroe, lo abbiamo detto, è giusto un povero cristo (questa poi…) che non ha saputo sputare in faccia ai suoi che non sopporta di andarli a trovare il giorno di Natale, e che preferisce lavorare e ascoltare Beck la sera del 24 solo a casa sua, cui adesso girano i coglioni di rendersi conto che i suoi atti mancati sono costosi, tanto vale spenderli in un’ennesima psicanalisi…. Lasciamolo sul canale, mentre sta per andare a incontrare un B dal maglione rosso…

Rouge Noël, B, toi ? Non.. Et pourtant tu n’es pas rentré non plus voir ta famille. Oui d’accord tu étais censé être à Pise avec moi pour passer Noël en Toscane, non mais attends, j’ai loupé mon avion moi, court-circuit …. du coup tu fais quoi ? Un réveillon et puis la messe de minuit….. Euh…D’accord…. Moi rien, j’écoute Beck puis vais faire un petit coucou chez les Autonomes vers le canal, mais j’y resterai très peu, aussi longtemps que les croassements entonnés au rythme d’un ‘je vais casser du facho’ et mélangés avec du mauvais shit ne me fassent bâiller… Oui, je vais déguerpir rapidos…..

 

Je suis profondément convaincu du fait qu’il est très improbable, voire incorrect, de pouvoir trancher quant à la responsabilité de la déchéance qui frappe le couple formé par John Marcher et May Bartram. Dans ce tour de vice impitoyable car splendide, somptueux et collectivement ‘innocent’, on a eu la tendance à attribuer la faute à John, qui ne bouge pas et ne prend pas la moindre décision, effaré par une bête qui le guette et qu’il guette, chimère d’un élan héroïque et furtif, gage d’un futur rayonnant car unique et inimitable. Cette attente égotiste entraîne May dans une routine qui la fait vieillir, vieillir dans l’espoir qu’enfin la banalité parvienne à les unir, et dans cet espoir elle se consume et meurt, tandis que John tarde à détourner son regard de la plaine glaciale d’où les Tartares semblent enfin descendre, pour quitter sa forteresse et aller vers May, où plutôt à sa tombe. De belles pages ont été consacrées par la critique à l’isolement de John, des termes empruntés à bon escient (et parfois à mauvais) à la pseudo-critique littéraire freudienne (la pire, j’avoue) tels qu’omnipotence enfantine, narcissisme (ni primaire, ni secondaire, bien entendu…) complexe de castration… fusent de tous côtés.

Je pense, en revanche, que, s’il est vraiment nécessaire d’attribuer une responsabilité quelconque, il faudra plutôt chercher du côté de May, figure de la patience stoïque, de l’attente silencieuse, gentille, car constamment à l’écart du regard de l’autre. Faussement innocente, selon moi, puisqu’elle ne rêve que d’une chose : recouvrir de sa propre absence l’angle de vue de John, élever au rang de règle morale et à visée universelle, un ethos banal et bourgeois, foncièrement rancunier en somme….

C’est, après tout, encore une pensée in fieri la mienne….

 

F, (sms) Alino, sono appena partita, ho preso il bus al volo e in dieci minuti ho perso e poi ritrovato il tabacco, il telefono e gli auricolari. Di sto passo a Cuba non ci arriverò mai. Tu passatela bene, goditi il nuovo appartamento e chi ti va 😉 che essere gelosi delle proprie libertà è una gran bella qualità ma ogni tanto condividere con l’altro fa sentire bene, no?

 

Non sono potuto restare molto tempo dagli Autonomi con F. Ho tentato di chiamare B, invano. E il giorno dopo ho rifiutato l’invito per il pranzo e sono andato a correre lungo il canale, poi una giornata a lavorare e a leggere. Poi ho pensato un po’ e scritto due linee.

Non avrei, in fondo, condiviso con l’altro ? Perché, in fondo, sono stato bene.

Ce n’est pas, tout compte fait, du partage ? Lorsque je lis et écris et pense enfin à l’autre, aux autres,  je renouvelle toujours le sens de ma présence au monde. Et j’attends, l’autre.

A Noël

A part

Nous sommes procréés mais non promis à l’éducation.

(Thomas Bernhard, L’origine)

 

Apparente-mente

 

 

 

Alino